Quelles frontières ?

 

Dans la revue Étoiles d'encre parue en mars 2016, trois de mes textes ont été publiés :

2 poèmes 

  • Au bout du chemin
  • Voyages

et une nouvelle

  • Plus qu'une frontière à passer

Trois textes chers à mon cœur que je vous laisse découvrir.


Au bout du chemin

 

Nous étions assis là

L'un de l'autre si las

Les vagues déferlantes 

Les marées des non-dits

Les orages, les tempêtes 

Les mers déchaînées 

Étaient venus à bout

Du radeau de l'amour

Nous étions assis là

À rêver d'un ailleurs

Échoués las 

Sur des sables mouvants

 

Je connais ce silence

Lourd, pesant

Ce regard appuyé

La tension qui monte

Je sais l'orage va éclater 

Ce sera quoi cette fois

Un mot mal prononcé

Une robe trop ajustée 

Un pull trop décolleté 

Un sourire rendu 

À un passant croisé

Mon sourire stupide

Mes cheveux mal coiffés

Je choisis le silence 

Parce que dire ou se taire

Ne pourra rien changer

La rage va éclater 

Tu m'accuseras de tout

Avec des mots couteaux...

 

Nous étions assis là

Au bout de notre histoire

Au bout de nos douleurs

Sans plus rien regarder

Ni l'avant ni l'après 

Las sans être là

 

J'avais voulu y croire

Je tissais chaque jour

Une étoile d'émoi

Telle une Pénélope 

Je réparais les fils

Qu'avec les mots ciseaux

Tu avais déchirés 

J'avais voulu y croire

Je collais des morceaux

L'océan de mes larmes

Venait les décoller 

J'aurais voulu tisser

Un plaid à quatre mains

Faire glisser les navettes

De soie et d'angora

Quand la trame est coupée

On ne peut plus tisser

Ni passer la navette...

Lasse j'ai laissé les trous

Et demandé asile

Au pays d'écriture 

Aux frontières inviolables 

Pas de laisser passer

Terre d'asile des silences...

 

Nous étions assis là

Sur ce vieux plaid usé

L'un de l'autre si las

Les frontières invincibles 

Nous avaient séparés 

 

 

©Clara Delange

 

 

 

 


Voyages

 

Il y eut des voyages aux frontières réelles 

La Venise costumée en plein cœur de l'hiver

Tantôt en arlequine collerette arc-en-ciel 

Dansante et sautillante Comédia Del Arte

Laissant place la nuit à Pierrot enchanté

Habit de pierre de lune

Collerette clochette tintillante 

petite musique dans la nuit grelotante

Déambulant rêveuse jusqu'au pont des soupirs

Il y eut le grand nord en plein cœur de l'été 

Voyage en Paradis entouré de montagnes

Le bout du bout du monde

Et ses fjords magiques

Voyage au bout du bout du jour

La nuit se reposait.

Il y eut les voyages sans passeport ni visa

Voyage au cœur des livres

Ravissement suprême 

La voiture de Oui-Oui

Rencontre d'un Petit Prince

Bouleversement de vie 

En huis clos les mains sales

Puis l'automne à Pékin jusqu'à l'écume des jours

Qui arrache le cœur 

Ah "si les poètes étaient moins bêtes"

L'herbe serait-elle rouge?

Il y eut ce voyage aux frontières limites

Au pays du coma

Au bout du bout de la vie de la mort

Se laisser glisser dans un lit de nuages

Entendre sans entendre

S'endormir à jamais ou recouvrer la vie

Voyage fablueux dont on revient changé

Il y a ce voyage aux frontières irréelles 

Au bout du bout des mots

Voyageuse immobile, voyage sans limites

Pays de l'Oserais-je

Pays du tout possible

Pays des pires peurs et des plus belles joies

Valises remplies de mots 

Et d'indicibles maux

Il y a ce voyage aux frontières de l'émoi

Au pays de tes bras

Au pays de ta peau

Au bout du bout de toî 

Traversée océane dans le vert de tes yeux

 

 

©Clara Delange

 

 

 


 

                                                                                    Plus qu'une frontière à passer

        

 

Il était né là-bas à Alep, y avait grandi, son enfance s’était écoulée avec les joies et les peines des enfants de partout.

Il avait rencontré Assia, la douce Assia, et très vite ils se marièrent, il avait un emploi dans une usine qui leur assurait une vie confortable, il aurait aimé étudier il était doué pour écrire et inventer des histoires, la vie en décida autrement. Il lisait beaucoup, tout ce qu'il pouvait, des romans historiques ou policiers, des revues sur la science et quelquefois de la poésie, il s’informait dévorant les journaux « apprendre chaque jour un peu plus », là était sa devise.

Quelques mois plus tard, Maryam, leur princesse aux yeux clairs vint les combler de joie, elle était leur soleil, ses yeux passaient du bleu du ciel au vert de l'océan, ses gazouillis étaient comme un hymne à la joie.

Il participait régulièrement à des réunions d'ouvriers de l'usine, la situation le préoccupait, on parlait de fermeture, que deviendrait-il s'il perdait son travail?

Il n’appartenait à aucun groupe politique, il disait de lui « je suis un homme simple » ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des idées sur la politique et la religion mais il avait surtout des valeurs, la vie était un cadeau précieux.

La guerre grondait aux portes de la ville, au nom de qui, au nom de quoi pourrait-il vivre privé de sa liberté d’être et de penser ?

Comment vivre heureux dans un pays en guerre, quel avenir y avait-il pour sa famille, comment faire grandir sa princesse au milieu de l’horreur, sans faire changer la couleur de ses yeux?

Il rêvait d’un Eldorado, un ailleurs meilleur au-delà des frontières, espoir d’une vie loin des grondements et des peurs de la guerre.

Vint le temps de la fuite, c'était plus que partir c'était fuir au plus vite, ils vendirent ce qu'ils avaient, rassemblèrent le strict nécessaire, alors commença l’exode; ils n'étaient pas les seuls à avoir pris la fuite, à être sur les routes marchant vers les frontières.

 

Aujourd’hui, il se souvenait des heures de marche, des heures d'attente dans la peur, des passeurs peu scrupuleux, de l’argent fondant plus vite que la neige, des jours où la nourriture était rare, des nuits sans sommeil où il veillait sur sa femme et sa fille. Aujourd’hui il se souvenait, soulagé d’être si près du but de trouver un refuge.

Depuis trois semaines en plein cœur de Bruxelles, dans le Parc Maximilien des tentes avaient poussé comme les fleurs du printemps, c'était là qu'ils iraient en attendant de décider la suite.

Il ne leur restait plus qu’une frontière à passer…

 

Ce matin, Bouzian était heureux, après quelques semaines sous la tente dans ce camp de fortune où les bénévoles avaient tant fait pour eux, le nécessaire vital certes mais plus que ça leur présence, leur sourire, il y eut des moments précieux qu'il n'oublierait jamais.

Aujourd’hui c’était le début de leur nouvelle vie, ils avaient obtenu un petit appartement, Assia avait fait des miracles, ça sentait bon le bonheur sucré, elle avait accroché des morceaux de couleur, les coussins de fortune étaient de vrais trésors, dès qu’il se réveillait elle était là souriante et le rire de Maryam ricochait sur les murs. Aujourd’hui c’était son premier jour de travail, et le premier jour d’école pour Maryam, il fallait se lever tôt, l’avenir n’appartenait-il pas aux matinaux et le bonheur aux audacieux ? Ils en avaient rêvé de ce jour, surtout quand proche d'une frontière ils attendaient avec la peur au ventre, pourraient-ils la franchir sans être refoulés?

Aujourd'hui tout était comme un rêve...Dans le cocon de sa rêverie il entendait la douce voix d’Assia, elle s’était sans doute levée aux aurores pour faire de ce matin précieux un jour de fête. Il entendait la voix d'Assia mais pas le rire de Maryam, sa princesse aux yeux clairs dormirait-elle encore?

— Bouzian, réveille-toi, réveille-toi!

— J'arrive Assia ya hellouah*

— vite les agents de l’immigration sont là !!!

 

Entre rêve et réalité il n’y avait plus qu’une dernière frontière à passer…

 

*oh douce

 

 

©Clara Delange


 Revue Étoiles d'encre numéro 65-66 mars 2016 : Quelles frontières ?  Éditions Chèvre-feuille étoilée